II - Jonas contre le mythe
- Cedric Lesluyes
- 26 juil. 2024
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 2 août 2024

Dans son commentaire sur Jonas, publié en 1952, le grand Jacques Ellul écrit ceci à propos de l'épisode de la prière de Jonas dans le ventre de la "baleine" (chapitre 2) :
"Et Jonas pleure de cet abandon. Dans la mort, il a enfin compris ce que cela veut dire. Lui qui est parti justement pour abandonner Dieu, lui qui a été chercher d'autres dieux et qui a pensé que la mort est préférable à l'obéissance, maintenant il comprend ce qu'est véritablement l'abandon par Dieu. Tant que c'était lui qui abandonnait Dieu, Jonas l'acceptait fort bien, mais le voici plein de misère, maintenant que c'est Dieu qui l'a abandonné. Il connaît vraiment alors ce qu'est la mort, il comprend que tout vaux mieux que d'être abandonné par Dieu."
Que le livre s'engage à ce moment en faveur de la présence de Dieu dans une relation de confiance, de foi -et même de foi "aveugle"-, cela nous semble évident. Mais le petit livre de Jonas n'est jamais avare de voix discordantes. Qu'on en juge :
Si la prière de Jonas semble, à ce moment du récit, bien refléter sa souffrance en relation à la mort et à l'éloignement de Dieu, la personnalité de Jonas est bien plus retorse et complexe : jusqu'à la fin du récit, il balance entre enfant capricieux (accompagné d'un Dieu paternel assez justement pédagogique), profond dépressif (accompagné d'un Dieu impuissant et désarmé), et authentique héros biblique (faillible donc, et accompagné d'un Dieu auquel il résiste, d'une manière aussi courageuse, avec les pauvres moyens dont il dispose, qu'un Ecclésiaste ou qu'un Job)1 Ces "visages" de Jonas brouillent et densifient singulièrement la direction d'un livre qui pourrait être unilatéralement vu comme récit d'initiation, comme bildungsroman. Le livre n'est pas focalisé sur la maturation de Jonas et la pacification de sa relation à Dieu, mais sur la nature de la relation elle-même. Jonas semble refuser le rôle de porte-voix qu'entend lui imposer Dieu. Sa lamentation dans le ventre du gros poisson est peut-être celle d'un enfant perdu, mais qui sommes-nous pour le juger : il était prêt à mourir pour son peuple d'Israël et se retrouve dans des limbes de torture, en digestion perpétuelle, pire sort que celui de Sisyphe, bien équivalent à celui de Prométhée. Où est la Miséricorde divine là-dedans ? Où est la Justice divine là-dedans ?
Etre abandonné de Dieu n'a effectivement pas l'air d'être une partie de plaisir pour Jonas mais enfin, Dieu semble s'être abandonné lui-même à plusieurs reprises, notamment lors de l'épisode de la tempête, qui précède celui de la "baleine" : il se fait connaître aux marins païens… comme un dieu païen, comme le Poséidon de l'Odyssée, il déclenche et calme une tempête. Comme dans l'Œdipe de Sophocle, une enquête est menée pour mettre à jour le coupable supposé d'un crime, et comme partout dans la tragédie grecque, le "coupable" (Phèdre), l'innocent (Iphigénie) doit se confesser publiquement et réclamer son châtiment de bouc émissaire, de Tragos. Dieu est, à ce moment du récit de Jonas, un dieu qui réclame un sacrifice humain pour apaiser Sa colère. Et ceci est fort troublant. Car c'est peut-être pour cela que les marins "étrangers" (non Israéliens) se convertissent à ce dieu : parce qu'il représente une sorte de champion des dieux qu'ils fréquentent chacun dans leur nation. On est loin du Dieu du monothéisme éthique, Celui qui ordonne la fin des sacrifices humains et décrète le combat contre l'idolâtrie2. Vu sous cet angle, Jonas peut apparaître à ce moment du récit comme résistant à une puissance divine qui n'est pas encore le Dieu de la pédagogie du kikayon au chapitre 4, le Dieu qui se manifeste à Elie dans la montagne ou, bien sûr, ce Dieu crucifié qui accepte de prendre sur lui le sacrifice qu'il imposait aux hommes.
Le jugement d’Ellul nous semble fondé, évidemment. Mais on peut également refuser ce parti-pris dominant du texte3, qui ressemble à celui d'un dieu vainqueur dans les grands récits grecs. Ce dernier efface les traces de ses erreurs en accablant le pauvre Jonas4 parce qu'il refuse de se laisser soumettre à un ordre qui consiste à rendre probable la destruction de sa propre nation (destruction bien réelle du royaume d'Israel par l'Assyrie dont Ninive est la capitale en 722 av. J. -C., soit peu de temps après l'époque supposée du prophète - les rédacteurs du livre, eux, postérieurs aux événements, ne permettent pas à l'histoire de trop flotter dans le divertissement, l'inconséquence). Depuis le début du livre, en tout cas, Jonas avait vu juste : Dieu voulait bel et bien appliquer Sa Justice à Israël et Sa Miséricorde à Ninive.
Dans le ventre de la "Baleine", Jonas est effectivement un homme brisé, mais il est l'homme brisé qui résiste à l'aveu de culpabilité, jusque dans le בֶּטֶן שְׁאוֹל, le ventre de l'enfer. Comme dans de nombreux Psaumes où l'appel à un Défenseur va avec une protestation d'innocence.5
Dans l'ensemble du livre, Jonas endosse une certaine dimension prométhéenne : son hubris consiste à forcer Dieu à la relation personnelle voire, osons le mot, la relation d'affection filiale. De ce point de vue, loin de représenter une erreur de casting au rôle de prophète, il pourrait être l'agent d'une descente de Dieu parmi les hommes.
Selon cette lecture, Jonas serait le livre de la maturation de la pédagogie divine. Moins de Muthos, plus de Logos.6
Notes
(1) Ces derniers sont des critiques des fondements de la justice divine. De façon plus heureuse, Abraham est l'un des modèles d'une opposition constructive à Dieu, lorsqu'il se fait défenseur, paraclet de Sodome.
(2) Jonas relativise la portée universaliste du livre, qu'on lui prête souvent : les marins ne rencontrent pas vraiment Dieu (ils se montrent paradoxalement plus humains que Dieu lui-même, qui les force à exécuter Jonas contre leur gré).
(3) Il s'agit bien du chapitre 2. Car au quatrième et dernier chapitre, Dieu se montre déjà autrement plus humainement paternel. Le sujet de ce court livre semble davantage être l'évolution de la figure de Dieu que la responsabilité de Jonas.
(4) Nous renvoyons ici au mécanisme du bouc émissaire dans l'œuvre de René Girard. Notre analyse est également influencée par l'approche de Carl Gustav Jung (la figure narrative de Dieu dans la Bible n'est pas Dieu Lui-même), et évidemment celle des commentaires rabbiniques classiques (pour l'articulation de la polyphonie textuelle), ainsi que de plus récentes conversations avec Dainius Šileika.
(5) Il suffit de comparer le Psaume de Jonas avec, disons, le Psaume 42 ou le Psaume 130 pour se convaincre de leur filiation. Par ailleurs, on remarque la parenté entre les châtiments d'Ulysse (Poséïdon donne clairement ses motivations au Chant V), de Jonas et de Job : il s'agit de les engloutir dans la souffrance, non les tuer.
(6) Si l'on sait bien que "Les voies de Dieu sont impénétrables" (Épître aux Romains 11, 33), le livre de Jonas semble appeler à une coopération plus ouverte entre Dieu et l'homme. Pourquoi Dieu ne commence-t-il pas par expliquer son plan à Jonas ?



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