I - Jonas et Psaume, un arbre pour la vie
- Cedric Lesluyes
- 7 août 2024
- 6 min de lecture


Le livre de Jonas ne déçoit jamais. Parmi ses nombreuses bizarreries, retenons le motif du kikayon du quatrième chapitre. Le קִיקָיוֹן, kikayon, est une plante-arbuste que Dieu « suscite », dans une nouvelle tentative pour pousser Jonas à la conversion (c'est-à-dire à accepter, « digérer » que Dieu accorde sa miséricorde à Ninive). Il est généralement interprété comme un ricin ou un cucurbitacée, assez épais pour fournir une ombre solide sans avoir la force ou la magnificence d'autres arbres célèbres du monde biblique. Nous verrons qu'il constitue une image adéquate conçue par Dieu pour exprimer un jugement sur l'attitude du prophète Jonas.
Tout d’abord, passons en revue les éléments qui articulent la séquence :
• Ninive est sauvée grâce à Jonas. Conformément à son attitude constante dans le livre, il se plaint de l'attitude miséricordieuse de Dieu envers la capitale ennemie d’Israël et lui demande de le "suicider" (comme il l'a fait dans le bateau du chapitre 1).
• Il s'installe non pas à l'est d'Eden, mais à l'est de Ninive (c’est-à-dire à l’est de l’est d’Eden, ce n’est pas vraiment un bon signe). Il se protège sous une cabane ou une tente[1]. Jonas a dû avoir très chaud, guettant pendant des jours une ville qui échappait sans cesse à la destruction qu'il désirait tant.
• Dieu conçoit un kikayon. Encore une innovation pédagogique de ce Maître difficile et joueur.
• Jonas est très, très heureux[2] à cause de la qualité protectrice de cette plante (interprétation unanime), mais peut-être aussi en raison de sa qualité esthétique, ou de sa croissance surnaturelle. Il semble avoir oublié ses soucis, peut-être parce qu'il reçoit un élément de bénéfice personnel pour sa mission réussie[3]. Une chose est claire, Jonas a du mal à trouver des nuances dans ses expressions de tristesse ou de joie.
• Dieu détruit le kikayon, une manifestation de son étrange pédagogie.
• Jonas est très, très bouleversé. Encore une fois.
• Dieu engage un bref échange qui peut être décrit au mieux comme une tentative de résolution de conflit d'un père envers un fils enclin aux crises de colère.
Tout dans cette séquence est surprenant, mais concentrons-nous pour l'instant sur la figure du kikayon. Il s'agit certainement d'une image de Jonas lui-même. Les arbres comme image idéale de l'homme - en particulier le צַדִּיק , le juste - abondent dans la Bible. Le tout premier Psaume, par exemple, est un texte suggestif à lire parallèlement à Jonas, pour deux raisons. D'abord, le Psaume donne un certain nombre d'éléments sur la biologie de l'arbre. Deuxièmement, si le Psaume sature l’opposition entre חַטָּאִים, les pécheurs, et רְשָׁעִים, les méchants, d’un côté, et צַדִּיקִֽים, les justes, de l’autre, il met l’accent sur la manifestation du bonheur (1:1 אַשְֽׁרֵי־הָאִישׁ, heureux/béni soit l’homme), de la joie et du plaisir (1:2 חֶפְצוֹ, sa joie). On sait combien Jonas est un personnage malheureux dans le Livre, voire enclin à des tendances suicidaires.
Voici le texte décrivant l’homme-arbre heureux (Psaume 1:3) :
וְֽהָיָה כְּעֵץ שָׁתוּל עַֽל־פַּלְגֵי מָיִם אֲשֶׁר פִּרְיוֹ ׀ יִת ֵּן בְּעִתּוֹ וְעָלֵהוּ לֹֽא־יִבּוֹל וְכֹל אֲשֶׁר־יַעֲשֶׂה יַצְלִֽיחַ׃
Il est comme un arbre transplanté près d’un courant d’eau, qui donne son fruit en sa saison, et dont le feuillage ne se flétrit pas. Tout ce qu’il fait lui réussit.
Le kikayon de Jonas apparaît comme une image renversée de l’arbre du Psaume :
• Cet arbre est clairement un arbre solide (un cèdre, un chêne, un palmier…) ; le kikayon est plutôt un gros buisson ou un petit arbre.
• Cet arbre est שָׁתוּל, transplanté : planté et enraciné avec soin et dévouement. Le kikayon est désigné, jeté comme un haricot magique[4], comme la balle que le vent emporte (Psaume 1:4)[5].
• Cet arbre est planté près des cours d’eau, sources de vie. Le kikayon est probablement planté dans un endroit très sec, même séparé du fleuve Tigre par la ville de Ninive elle-même[6].
• Cet arbre porte un fruit, attendu dans le temps. Le kikayon ne peut pas donner « son fruit en sa saison », à cause de la divergence entre le désir immédiat de Jonas (voir la destruction de Ninive avant qu'elle ne détruise Israël) et la justice à plus long terme de Dieu (la destruction de Ninive après la destruction d'Israël par Ninive).
• Cet arbre est toujours vert ; le kikayon est fragile, tout comme l'ombre qu'il peut fournir. Il est flétri par Dieu en un jour.
• Cet arbre représente quelqu'un qui A- agit et B- prospère. Jonas, au contraire, n'a perçu aucun fruit pour ses missions réussies, et a cessé d'agir, se plaçant dans l'attitude passive du כַּמֹּץ אֲֽשֶׁר־תִּדְּפֶנּוּ רֽוּחַ, la paille que le vent chasse (Psaume 1:4).
Le kikayon est l'antithèse de l'arbre qui peut le mieux symboliser l'homme juste et donc heureux. Étant donné les périodes de composition, il est impossible que le rédacteur de Jonas ait pu ignorer le symbolisme biblique de l'arbre ; il connaissait peut-être même ce que nous avons maintenant comme premier Psaume. Nous sommes bien obligé de clore cette lecture parallèle, sur un jugement sévère : Jonas, bien que prophète, n'est pas un juste, et donc est malheureux. Dieu lui envoie le kikayon pour lui détailler ce qui peut être changé dans son attitude pour le mettre sur la voie de l’étalon-or de la droiture humaine[7]. L’arbre du Psaume 1 est ce que nous pouvons le mieux décrire comme l’Arbre de Vie[8], le kikayon (voie empruntée par Jonas) est un arbre de mort[9]. Le réseau d’images donne un jugement brutal, heureusement adouci par le ton plus chaleureux, quelque peu paternel de la désapprobation de Dieu : הַהֵיטֵב חָרָה לָֽךְ, « Fais-tu bien d’être en colère contre la plante ? »[10]
Notes :
[1] Le mot pour cabane/tente est סֻכָּה, soucca, même mot que les souccot qui abritaient les Hébreux dans le désert à l'époque de Moïse. Jonas célèbre symboliquement la fête de Souccot, mais de manière inversée, pour au moins quatre raisons : A- c'est une fête de pèlerinage probablement déjà bien établie à l'époque de Jonas, au milieu du 8e siècle avant J.-C. (le Livre de Jonas est probablement beaucoup plus récent, 5e siècle avant J.-C. au plus tôt), où les Israélites devaient se rendre à Jérusalem ou à Béthel. Jonas s'installe à côté de la ville idolâtre, attendant sa disparition. B- c'est une célébration de la grâce de Dieu, apportant une aide quotidienne aux Israélites dans le désert. Jonas refuse cette aide et la miséricorde de Dieu. C- elle est liée à la fin de la moisson en Israël. Jonas refuse de considérer les fruits de ses actions récentes et le repos nécessaire de la terre. D- c’est une fête joyeuse ; Jonas est malheureux.
[2] Le texte prend son temps pour souligner la joie : יוֹנָה עַל־הַקִּֽיקָיוֹן שִׂמְחָה גְדוֹלָֽה / Jonas se réjouit du Kikayon, une grande joie.
[3] C’est un point psychologique important : à la place de Jonas, comment aurions-nous réagi ? Vu d’un peu loin, Dieu a obligé Jonas d’effectuer une véritable trahison envers son peuple Israël. Jusqu’où aurions-nous suivi d’une « foi aveugle » ?
[4] Dieu s’interroge certes sur le manque de participation de Jonas à la croissance du kikayon, mais il ne semble pas non plus que cela lui ait demandé les plus grands efforts.
[5] Le problème de l'enracinement est central : comment être enraciné, tout en vivant dans une cabane, ou sous le faible kikayon ? La solution idéale, donnée encore par le psaume 1, est claire : בְּתוֹרַת, avec sa Torah. L'Arbre intérieur. Jonas n'est pas enraciné. Mais qui sommes-nous pour le juger : il est seul, prêchant la conversion à ses pires ennemis, dans leur ville, trop conscient des conséquences géopolitiques de ses actes. Le livre entier pourrait être vu comme une accusation sans équivoque contre Jonas, mais cela irait à l'encontre de la nature participative de l'homme dans le processus de la Création. La foi aveugle n'est pas la droiture. Jonas questionne la Justice de Dieu, comme le font Job ou l'Ecclésiaste, même si c'est dans un tout autre domaine. Nous ajouterions les Évangiles à la ligne de questionnement.
[6] La Bible oppose נָהָר, fleuve à פַּלְגֵי מָיִם, ruisseau. Israël/Canaan est pris entre des empires symbolisés par leurs fleuves : Nil, Euphrate, Tigre.
[7] La Bible semble, dans un paradoxe grandiose, refuser un statut de perfection déjà atteinte à ses personnages, sans pour autant accepter les limites humaines. Le Psaume 1 parle avec inquiétude de דֶּרֶךְ, la voie, le chemin, la route. Le bonheur est le fruit, la droiture est l'arbre, une chose vivante, croissante.
[8] Proverbes 11:30 פְּֽרִי־צַדִּיק עֵץ חַיִּים / Le fruit du juste est un arbre de vie.
[9] Psaume 1:6 וְדֶרֶךְ רְשָׁעִים תֹּאבֵֽד, mais la voie des méchants périra.
[10] Jonas 4:4 & 4:9. Ce type de question rhétorique est habituel dans la pédagogie divine de Dieu dans la Bible (question à Adam ou à Caïn). On peut se demander s’il s’agit à ce stade d’un mode d’approche efficace.

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